J’ai lu : « Les dernières heures » de Minette Walters

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Je découvre Minette Walters et sa saga « Les dernières heures ». Cela fait un moment que je n’avais pas lu de fiction et, qui plus est, de polar historique. Alors, en cherchant à faire les cadeaux, j’ai décidé de m’en faire un sous la forme d’une découverte littéraire.

La 4e de couverture résume bien l’histoire :

Mois de juin de l’an 1348 : une épidémie monstrueuse s’abat sur le Dorset et décime peu à peu les habitants. Nobles et serfs meurent par milliers dans d’atroces souffrances.

Quand la pestilence frappe Develish, Lady Anne a l’audace de nommer un esclave comme régisseur. Ensemble, ils décident de mettre le domaine en quarantaine pour le protéger.

Bientôt, les stocks de vivres s’amenuisent et des tensions montent car l’isolement s’éternise. Les villageois craignent pour leur sécurité lorsqu’un événement terrible menace le fragile équilibre. Les gens de Develish sont en vie, mais pour combien de temps encore ? Et que découvriront-ils quand le temps sera venu pour eux de passer les douves ?

Pour ce début des vacances de Noël, je cherchais quelque chose de captivant, qui me transporte et qui se lit bien. Ce billet est une critique plutôt longue et contient quelques spoilers superficiels, donc si vous ne souhaitez pas lire plus loin, voici ma recommandation : ce n’est pas un chef d’œuvre littéraire mais l’écriture est cadencée, les descriptions ne s’étalent pas inutilement, les dialogues contribuant richement à la contextualisation. Ainsi, si vous avez envie de vous échapper par une journée pluvieuse, au coin du feu, c’est un roman sans prise de tête à la lecture fluide.

Personnages principaux

On sent vite que les personnages féminins seront mis en avant. Lady Anne, l’épouse éduquée et féministe avant l’heure d’une brute avec le titre de seigneur, est le pilier narratif principal. La narration de l’auteure est ponctuée par des extraits du journal intime de Lady Anne, contribuant ainsi à raconter des évènements de l’arc narratif d’une manière qui casse la monotonie.

Une autre figure féminine importante est Lady Eleanor, la fille de Lady Anne et son violeur de mari. Bon, l’ado est aux antipodes de sa mère. C’est assez intéressant de voir décrits des symptômes de sa condition psychiatrique vers la fin du livre, avec ce qui a l’air d’être une propension à l’auto-mutilation.

D’autres personnages féminins secondaires sont présents, mais je laisse aux lecteurs et lectrices les découvrir 🙂

Côté hommes, le mari violent de Lady Anne, Sir Richard, est bien présent malgré sa disparition en début d’intrigue. Emporté par la Mort Noire, ses méfaits persistent, toutefois, à travers les histoires qui ressortent et l’amour incestueux que lui porte Lady Eleanor.

Le principal personnage masculin est Thaddeus, serf et bâtard, la double peine quoi. Malgré ces origines et sa condition sociale peu enviable, il est éduqué (par Lady Anne) et semble être l’objet de pas mal de fantasmes de jeunes serves.

Charme et finesse

Même si « Les dernières heures » a beaucoup de charme, il manque quelque peu de finesse. Il y a un côté frontal, brut de décoffrage, dans les dialogues et la façon dont les personnages s’expriment. Cette absence de profondeur donne des personnages assez lisses, voire manichéens : des gentils éduqués, dotés d’une intelligence émotionnelle remarquable, et des méchants bêtes, moches, sales, voire carrément irrécupérables.

Lady Anne, un mélange entre Simone Veil et Florence Nightingale, est hors temps. Son caractère progressiste est d’ailleurs si dénué d’émotions que sa façon d’être dans le livre apparaît déséquilibrée, comme si le fait d’être contenue et mesurée prive une personne d’émotions. En effet, les moments où on est témoin de ses émotions sont rares ; même les pages référencées comme issues de son journal intime contiennent peu de passionnel.

Par opposition, Lady Eleanor n’est décrite quasiment que par ses émotions, toujours dans un contexte où elle est incapable de contenir, de réagir avec mesure. C’est encore par opposition à Lady Anne que la jeune femme est décrite physiquement à différentes reprises (on comprend que Lady Anne est plutôt brune, mais du coup on comprend mal la femme plutôt blonde sur le médaillon en couverture).

Son personnage caractériel évolue pour tomber dans une spirale de décompensation psychiatrique avec atteinte à l’intégrité physique d’autrui tellement l’auteure force l’aspect « émotion débordante ». On a l’impression que Minette Walters s’attache à la vilifier, à un point tel qu’on oublie facilement qu’il s’agit d’une ado de 14 ans qui vit dans un huis-clos (au sujet de qui on apprend des choses graves seulement à la toute fin du livre).

Cette dichotomie se retrouve aussi chez les personnages masculins. Autant Sir Richard est une brute qui sait à peine faire une croix en bas du parchemin, autant le serf et bâtard Thaddeus est éduqué et manie avec maestria l’anglais et le français. Autant Sir Richard viole et violente, autant Thaddeus est pur et vierge. Autant Sir Richard est bedonnant, autant Thaddeus est beau. Autant de stéréotypisation, c’en est ridicule parfois, mais c’est avant tout dommage car 525 pages permettent de déployer davantage de nuance.

Une saga historique ?

Les personnes qui s’attendent à une documentation historique fictionalisée seront déçues. En effet, les éléments historiques factuels sont rares : on est en 1348, dans le Dorseteshire, mais des gens parlent français et des Normands y apparaissent de façon régulière. Si vous avez oublié que c’est le début de la Guerre de Cent Ans, il y a de fortes chances que vous soyez en proie à la confusion. Quand on se souvient de ces aspects, on comprend le pourquoi du mélange linguistique : la langue des élites sociales est l’anglo-normand…

J’avoue, je suis restée sur ma faim quant aux détails historiques. Je connais mal le Moyen-Âge, je souhaitais en apprendre davantage. J’aime parcourir régulièrement les fils Twitter de comptes tels qu’@AgeMoyen et je me prends justement à souhaiter une fiction inscrite à cette époque-là pour dépasser un peu l’aspect quasi-exclusivement documentaire.

« Les dernières heures » prend donc le 1348 comme contexte, mais les détails historiques sont rares et très peu d’éléments sont apportés ; je crois que la seule référence historique spécifique, c’est l’évocation de Marco Polo comme l’idéal de découverte du monde. A aucun moment, on ne sait par ex. que la Guerre de Cent Ans a commencé. Je me suis demandée si cette ignorance est censée refléter celle des personnages principaux : Lady Anne, Lady Eleanor et les serfs qui ne sortent que rarement, voire jamais, de leur village.

Quelle que soit la raison d’une telle économie de détails historiques, le décor est cohérent avec une représentation assez stéréotypée du Moyen-Âge, avec ses croyances à mi-chemin entre le mysticisme et la religion, entretenues par un défaut d’instruction généralisée, les mariages arrangés pour assurer fortune et gloire auprès du Roi, les amours secrètes, voire incestueuses, et les viols. La Peste noire arrive sur fond de pastoralisme féodal dans le sud de l’Angleterre.

En revanche, l’effroi provoqué par ce mal noir, inexplicable et foudroyant, est excellemment décrit. Comme l’éducation est mise en avant et promue par l’auteure, j’étais un peu surprise qu’il n’y ait aucune mention d’épisodes de peste précédents (ok, la peste de Justinien est vieille, mais je m’attendais à une référence à celle de l’Artois de l’an 1188). Je trouve toutefois crédibles les réflexions de certains personnages quant au rôle des rats et, dans une moindre mesure, des puces dans la propagation de la Peste noire.

Une histoire sociale

Dommage que les aspects sociaux n’aient pas été davantage explorés ou, plus spécifiquement, n’aient pas été abordés avec davantage de finesse. Il y a trois grandes questions de société que j’y vois traitées avec plus ou moins de cohérence et d’épaisseur : la condition de la femme, le rapport à la religion, le servage et son lien direct à l’émancipation.

Un féminisme avant l’heure

Lady Anne gère le domaine en lousdé : son ivrogne de mari ne sachant même pas lire, il convient de se transformer en gestionnaire plus avisé. Ce genre d’imagerie est cohérent avec une vision de la femme dans l’ombre de l’homme, même si dans les faits, la participation est à parts égales. Mais si on regarde de plus près le traitement des violences faites aux femmes, ça se gâte. Parmi mes déceptions est celle de voir la question du viol traitée avec peu de cohérence. Même si les rapts sont une activité fréquente à cette époque, le viol est, certes fréquent, mais sévèrement puni :

Les femmes ont peu de droits, leur sexualité est très encadrée, elles seront chastes vouées à Dieu, ou mariées et mères. Dans les deux cas, violer une femme, c’est donc une atteinte à son corps mais aussi à sa réputation, à la réputation de la famille ou de sa communauté, sans compter le doute qui planera sur les naissances conçues dans les semaines du viol. Bref, pour tous ces motifs, qui ne sont plus les nôtres, au Moyen Âge on punit sévèrement le viol, par des peines qui vont de la castration à la mort.

Et c’est là où je vois une incohérence : l’auteure met en exergue des personnages féminins, voire a un parti pris féministe assez flagrant. Mais quand il s’agit de la mère de Thaddeus, l’auteure est loin d’être à la recherche de la vérité, rentrant pratiquement dans une condamnation passive à l’image de celle de la micro-société que constituent les 200 et quelques personnes de Develish. Eva, la mère de Thaddeus, a prétendu avoir été violée – d’où ce fils grand, beau, basané et aux longs cheveux noirs ne ressemblant guère à son père adoptif chétif, colérique, paresseux, sale et méchant.

Comment peut-on créer un personnage hors temps, cette sainte dotée de toutes les vertus qu’est Lady Anne qui a viré son mari violeur de jeunes ados de ses appartements, et à aucun moment ne chercher à comprendre, à investiguer, à humaniser cette histoire de prétendu viol d’une serve ? Lady Anne a une attitude aux limites du dégoût passif pour la mère biologique de Thaddeus, son favori né des dires de cette dernière d’un viol. Dommage.

La question de la religion

En parlant de Lady Anne, on arrive rapidement à la question de la religion et du rapport à l’Église. La gente Dame élevée et éduquée par de bonnes sœurs bouffe du cureton pour le petit-déj’, questionne les préceptes de l’Église, fait et use de faux documents en prétendant qu’ils viennent de l’Évêque,… Malgré son éducation, ses discours critiques de la religion sont trop construits, « trop 20e siècle », pour sonner autrement que comme une préférence de l’auteure pour ce personnage beaucoup trop parfait.

Miniature by Pierart dou Tielt illustrating the Tractatus quartus bu Gilles li Muisit (Tournai, c. 1353). The people of Tournai bury victims of the Black Death. Wikimedia Commons

La condition sociale

Enfin, le dernier aspect sociétal qui me paraît intéressant à relever est le rôle de l’éducation comme levier d’une meilleure vie. Lady Anne instruit les serfs, les encourage même à racheter leur liberté, nomme un serf et bâtard régisseur du domaine. Beaucoup de serfs parviennent ainsi à dépasser les déterminismes féodaux en arrivant, vers la fin de ce premier tome, à envisager des destinées largement au-delà de leur horizon social. Thaddeus parviens même à avoir une projection socio-économique alors qu’aucun élément ne permet de nourrir une telle réflexion : la quantité fort réduite de serfs une fois que l’épidémie de peste sera terminée leur permettra d’être valorisés (sous-entendu, à plus aisément négocier l’émancipation).

Cette projection me surprend d’autant plus qu’aucun traitement de la pauvreté n’est fait dans l’ouvrage. Bien sûr, la propriété étant un concept dont seuls la noblesse et les seigneurs bénéficient, on pourrait aisément imaginer que tout le reste de la population rentre dans la catégorie « pauvres gueux ». Or, cette dichotomie présentée dans « Les dernières heures » ignore la gestion de la pauvreté ; pire encore, elle ne fait nulle part mention du fait que le paysage démographique avait bien commencé à changer avant la Peste noire. On oublie que contenir la pauvreté par des voies autres que des politiques publiques (e.g. grâce à l’aide chrétienne) réussit quand le tissu socio-économique est sain et prospère…

Ainsi, la projection de Thaddeus est, certes, intéressante mais sort du chapeau et ne prend pas du tout en compte ce qui est réalisé par ailleurs, à savoir le caractère profondément bouleversant de la Peste noire. Si l’on suit l’arc narratif qui se dessine, quelle place dans le paysage socio-économique de quelques 200 serfs affranchis, leur Lady veuve tentant d’échapper à un nouveau mari imposé par le Roi (donc, sans protecteur masculin) et d’un domaine revenant à une ado de 14 ans déséquilibrée dans la période post-Peste noire ?