Il y a un an, je suis allée chercher des fleurs. Les mottes en ont toujours un chiffre impair. J’ai pris des renoncules blancs en demandant à la fleuriste d’en retirer un pour que je n’en garde que 4. « Je mets votre nom à côté du 5e, revenez le chercher cet après-midi », m’a-t-elle dit doucement alors que je m’en allais.
J’étais là, dans le métro, plantée au beau milieu de la puanteur des canalisations et de la bousculade parisienne, déphasée plus que de raison, avec mes quatre renoncules blancs en cette grise matinée d’un jour ouvré. Le jour où j’ai assisté à la crémation de ma plus proche amie.
Je ne suis pas retournée chez la fleuriste chercher mon 5e renoncule. Question de pragmatisme : là d’où je viens, les bouquets de deuil sont traditionnellement composés de fleurs en nombre pair. Si j’avais récupéré le 5e renoncule, il m’aurait nargué depuis la table du salon avec sa froide solitude. Et acheter un autre bouquet de 5 pour l’y joindre aurait été… trop.
La mort, c’est dur pour ceux qui restent. On pense à tellement de trucs tellement inutiles, on se perd en conjonctures inintéressantes et alambiquées, juste pour éviter de penser que la mort, c’est définitif. Les regrets sont amers, les espoirs tellement détruits qu’il en reste à peine quelques pièces détachées ci et là.
Mon amie Odile, c’était l’un de mes héros (les deux autres, c’est mes parents). 160 cm de joie de vivre, de douceur, de sourires, de détermination, de combativité, de courage, de joliesse, de curiosité, de vie. Je regardais son fils, mon amour estudiantin, effondré et j’ai endossé mon rôle habituel : le pilier qui fait que tout se tient même quand ça tangue sévère. Je n’ai pas dit de speech, je me suis occupée de m’assurer que tout avance sans accroc. Et ça m’a pris un an à accepter que plus jamais rien ne sera comme avant.
Nous apprenons à nous souvenir de vivre comme les hommes de la survie se souvenaient à chaque instant d’avoir à mourir. Nous n’avons pas encore estimé à quel point nous avons été induits à désirer une fin au lieu de désirer sans fin.
(Raoul Vaneigem, « Nous qui désirons sans fin »)
La passion, la raison, mes oreilles de Grec, le poing levé, c’est toi qui me les as faits assumer. La première personne à m’avoir appelée « ma douce » alors que pour tous les autres, je suis le char d’assaut dernière génération. Celle qui m’a fait découvrir « Les enfants du Paradis », les tajines et les livres-chasses au trésor dans Paris. Les débats enflammés, le féminisme non-sexiste, les manifs et l’engagement pour une véritable égalité, c’est nous aussi. Tu es l’une des si peu nombreuses personnes grâce à qui j’ai compris ce qu’est l’humanité dont tant usurpent le nom pour en nier la qualité.
Tu m’as tant émerveillée en devenant infirmière en soins palliatifs à 45 ans. Odile qui travaillait les mots a changé de vie pour s’attaquer aux maux… Et mener la vie dure à la solitude de ceux et celles qui, aux histoires de vie bousculées et malmenées, croisaient ton chemin dans leurs derniers jours. Je me souviens de la peinture de sable que tu as apportée d’Algérie, au retour de ta tempête amoureuse avec un Touaregue. La peinture est restée, seul souvenir aujourd’hui d’une histoire passionnée que tu savais mort-née et que tu as vécue pour cette même raison.
C’est à ton contact que j’ai me suis tant élevée, sans en avoir la nausée. C’est à ton contact que j’ai mis des mots sur certaines choses : ma nonchalance analytique, ma bienveillante indifférence, mes colères froides de logique. Aujourd’hui encore, une décennie après, quand je bois un thé, je te souris intérieurement. Certes, on ne se voyait pas si souvent, mais ça ne changeait rien : notre relation n’en a jamais été écornée. Désormais, on ne se verra plus, je ne t’entendrai plus rire aux éclats à une mimique ridicule dont j’ai le secret. Accepter que cette fois, l’absence écornera pour de vrai notre relation, a été vraiment difficile.
Malgré la tristesse infinie de t’avoir apporté 4 renoncules blancs, j’apprends, avec la même hargne que tu admirais tant, à vouloir tout et à n’attendre rien, guidée par la seule constance d’être humaine et la conscience de ne l’être jamais assez.