En ce début d’année, voici qu’une première déception croise mon chemin : le billet de Pierre Assouline A-t-on le droit de ne pas s’indigner avec Stéphane Hessel ? publié sur son blog le 4 janvier. Déception énorme de lire ces lignes écrites par quelqu’un que je respecte pour son œuvre. Voyons voir quelques détails.
Pierre Assouline écrit :
Etrange phénomène que celui d’Indignez vous ![1] (29 pages, 3 euros, Indigène éditions). Qui n’aime pas Stéphane Hessel, son sourire désarmant, son incroyable mémoire de la poésie, sa courtoisie d’un autre temps, sa gentillesse si rassurante ? Il vaut vraiment que l’on s’y arrête et que l’on y regarde de plus près, ne fût-ce que parce que, au-delà du demi million d’exemplaires, tout essai revêt des allures de phénomène de société. Or, curieusement, s’il a été loué de toutes parts, en raison de son message humaniste et de l’itinéraire impeccable de son auteur, il n’a guère été analysé dans un esprit critique.
Je suis assez désagréablement surprise de voir mêlés à un billet se voulant critique des appels émotionnels… Autrement dit : je ne connais pas Stéphane Hessel, j’ai vu ses voeux dans une vidéo, mais je ne me suis arrêtée ni à « son sourire désarmant », ni à « sa courtoisie d’un autre temps » ni j’ai été témoin de «sa gentillesse si rassurante ». Lorsqu’une personne veut porter un message politique, la pire chose que l’on puisse faire, c’est l’occulter en faisant appel à des traits personnels. Je trouve donc regrettable que Pierre Assouline s’y mette ici tandis qu’il souhaite nous livrer une analyse critique.
Mais passons à la suite de ce billet :
L’objet tout d’abord. Ce n’est pas un livre mais stricto sensu une brochure dont le texte proprement dit, p)luitôt[2] mal fichu, mi-discours mi-interview le tout colligé, n’occupe que 13 pages, comme un gros article, le reste étant occupé par des notes et une postface de l’éditeur. Il est donc abusif non seulement de parler de livre, d’expliquer son succès par son faible prix (3 euros) alors que des nouvelles inédites sont en vente à 2 euros (Folio), mais aussi de commenter la liste des meilleures ventes en clamant partout qu’il a même dépassé le Goncourt de Michel Houellebecq (!). Mais on s’en doute, là n’est pas le plus important.
Et pourquoi alors avoir écrit autant de mots et avoir employé un style aux limites du condescendant sur quelque chose qui n’est pas « le plus important » ? Qu’il s’agisse d’un livre, d’une brochure, d’un gros article, est-ce si essentiel de le savoir, de compter le nombre de pages, etc., lorsque l’on souhaite apporter un regard critique sur le contenu ? Je me garderai cependant bien de traiter le billet de Pierre Assouline avec les mêmes qualificatifs, à savoir : « p)luitôt mal fichu » [2] et ici, je me rapporte bien au contenu puisque c’est la seule chose qui m’intéresse là.
Une précision au passage : en début novembre 2010, il y avait 170 000 exemplaires vendus de « La carte et le territoire », le livre de Houellebecq lui ayant valu le Goncourt. Selon une étude, on prévoit une moyenne de 400 000 ventes pour un Goncourt. Ce qui n’est toujours pas le nombre de ventes atteint pour le livre de Houellebecq et reste donc bien inférieur aux 500 000 exemplaires vendus d’ « Indignez-vous ! ».
Poursuivons :
L’indignation en est le leitmotiv. Quand on pense que ceux qui l’achètent par dizaines pour l’offrir autour d’eux y voient un programme d’action, une philosophie morale, un bréviaire, on est consterné tant le contenu manque de contenu, ce qui ne lui est guère reproché en raison de son statut d’icône. Mais la démonstration est si faible et la plume si incertaine que l’appel n’a pas la puissance d’un pamphlet.
Ce qui est consternant dans ces quelques phrases est l’affirmation péremptoire de vacuité et le traitement, cette fois clairement condescendant et réducteur, de tous « ceux qui l’achètent par dizaines ». Alors, ces pauvres imbéciles, aveuglés par le « statut d’icône » d’Hessel, se ruent sur un machin mal ficelé, en faisant fi de leur esprit critique et en offensant leurs proches à qui ils offrent un tel torchon ? Mais évidemment.
Ensuite, pour avoir « la puissance d’un pamphlet », il vaut mieux que l’œuvre en soit un. Or, étant donné qu’« Indignez-vous ! » n’en est pas un, cette affirmation de Pierre Assouline m’apparaît incompréhensible et injustifiée.
Voyons voir la suite :
Qui pourrait décemment s’opposer à un texte dégoulinant de bons sentiments, aux grands principes, aux grands idéaux et aux grandes idées qui y sont énoncées ?
Je me demande si nous avons lu la même chose.
[…] Il nous appelle donc à l’indignation permanente en toutes circonstances et en tous lieux, même si cette manière de mettre ainsi sur une même ligne morale la situation des sans-papiers, la dérégulation du capitalisme et les crimes du totalitarisme national-socialiste devraient nous… indigner.
Parce qu’il y a une gradation de l’indignation ? Il y a des choses qui méritent davantage d’indignation que d’autres ? Et quelle est la « ligne morale » qui définit cette gradation, le droit à certaines situations d’être moins supportables et plus défendables que d’autres ?
La suite :
[…] On ne saurait mieux dire qu’il est bizarre de pousser ses contemporains à s’engager sous l’empire de l’émotion et non sous celui de la réflexion.
C’est un argument fallacieux. Pierre Assouline regrettait plus haut que l’écrit de Stéphane Hessel ne soit pas suffisamment puissant le comparant à la puissance d’un pamphlet. Or, le pamphlet a justement l’indignation comme une de ses caractéristiques principales. Faudrait savoir…
Mais plus encore, je trouve surprenante cette deuxième affirmation péremptoire que Stéphane Hessel souhaite « pousser ses contemporains » dans l’émotionnel, l’irréfléchi, le ré-actif (c.-à-d., en réaction à) : l’indignation peut être définie comme une colère, si on se réfère au sens littéral. Néanmoins, Hessel écrit : « Aux jeunes, je dis : regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation […]. Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez ! »
L’appel à une « action citoyenne forte » serait donc pour vous « pousser ses contemporains à s’engager sous l’empire de l’émotion » ?
La suite donc :
Mais allons plus loin. Dès la troisième page de son texte, Stéphane Hessel écrit : « Nous, vétérans des mouvements de résistance et des forces combattantes de la France libre, nous appelons les jeunes… » Nous ? Mais qui l’a délégué pour parler au nom de tous les survivants de la Résistance intérieure et de la France Libre, d’autant qu’il y revient à plusieurs reprises ? A la dernière page, cela peut se concevoir car son « nous » renvoie en note à un appel de 2004 fort d’une dizaine de noms (Aubrac, Cordier, Vernant…), mais avant, si on lit bien, Stéphane Hessel est l’auteur et il est censé écrire en son nom.
Et qui donc vous a chargé, vous, de faire des déclarations contradictoires en leur nom ? Avez-vous la preuve formelle que ces personnes ne se joignent pas à l’appel d’Hessel ?
A le suivre dans son raisonnement, on comprend qu’un homme n’est humain que s’il s’indigne et s’engage en conséquence. Un peu comme lui en somme.
Il y a ici deux affirmations très distinctes et les enchaîner logiquement comme Pierre Assouline le fait est moche. La première phrase résume une chose très précise : il y a deux états, l’humain et l’inhumain, et s’engager en défense à l’humain est tout ce que demande l’écrit de Stéphane Hessel. Très bien. L’auteur revendique son engagement pour l’humain. De là à faire de cette conclusion un passage direct tel que vous le faites, Monsieur Assouline, en disant qu’Hessel invite ses lecteurs à être comme lui, il y a beaucoup de marge. Encore un passage décevant et dommageable qui n’a rien à faire dans une analyse critique…
Poursuivons :
De quoi nier leur qualité d’humains à tous les Bartleby engendrés par la société. A la fin de son texte, après avoir rappelé les principes de la Déclaration des droits de l’homme à la rédaction de laquelle il fut associé, et s’être fait l’apôtre de la non-violence, le pourfendeur des inégalités, le dénonciateur de la consommation à outrance (mais qui est contre ?), il s’indigne de ce qui se passe à l’étranger.
J’ai peut-être mal compris la nouvelle de Melville, mais il y a d’autres moyens de manifester son humanité que la résistance passive et le retrait de la vie qui sont propres à Bartleby. Sa mention ici est donc hors sujet. Concernant « la consommation à outrance » et qui est contre elle… Vous posez la question sérieusement, Monsieur Assouline ?
Ensuite :
Faisant le décompte des pertes de l’opération « Plomb durci » qui a provoqué la mort de plus d’un millier de gazaouis[3] , il remarque qu’elle a fait « seulement » une cinquantaine de blessés du côté israélien, et on y sent l’ombre d’un regret, d’autant qu’il croit bon ajouter cette énormité : « Que des Juifs puissent perpétrer eux-mêmes des crimes de guerre, c’est insupportable ». Comme si quoi que ce soit, dans leur qualité, leur passé, leur souffrance, devait les préserver, les immuniser ou leur interdire de se comporter salement comme tous les hommes sous toutes les latitudes en tous temps car toute guerre est une sale guerre.
Les regrets que vous dénoncez sont votre perception personnelle, Monsieur Assouline. Je n’ai pas perçu une telle chose. Attribuer donc sa vision personnelle à quelqu’un dans le cadre d’une analyse critique est pour le moins fallacieux.
Ensuite, oui, beaucoup de gens penseraient que si un peuple a subi ce que le peuple juif a subi justement de par son appartenance à une ethnie, ce peuple saurait ne pas répéter ces atrocités. Or, comme de nombreux témoignages et documents en font état, il y a un véritable acharnement envers les Palestiniens non pas parce qu’ils sont Palestiniens, mais parce qu’ils sont arabes. Il y a donc clairement un problème fondé sur l’ethnie. Je vous conseille la lecture des entretiens de Joseph Algazy avec Yechayahou Leibovitz, mieux connu sous le sobriquet « la mauvaise conscience d’Israël ».
Si Stéphane Hessel avait été se promener un peu plus en Israël, il y aurait croisé à sa stupéfaction nombre de maîtres chanteurs, de salauds, de maquereaux, de violeurs d’enfants, de négationnistes, de trafiquants de drogue, de tueurs en série.
Cette pique gratuite et hors sujet dépasse ma capacité d’entendement.
Suite :
Après quoi suivent des considérations sur l’inévitabilité du terrorisme comme une forme d’exaspération. On croit en avoir fini mais non, deux pages plus loin, il y revient. Evoquant une marche pacifique contre le mur de séparation, il rapporte que les autorités israéliennes l’ont qualifiée de « terrorisme non-violent » puis il commente goguenard : « Pas mal… Il faut être israélien pour qualifier de terroriste la non-violence. » Imaginez un instant l’évocation de la stigmatisation des Roms par Sarkozy&Hortefeux suivie de ce commentaire : « Il faut être français pour … ». Imaginez mais ne cherchez pas car cela n’y est pas.
Vous faites fausse route, Monsieur Assouline… Vous falsifiez allégrement le message ou vous ne l’avez pas compris. Israël a un statut particulier : c’est un pays donné à une communauté religieuse bien qu’un peuple y vive toujours. Ici, il ne s’agit pas d’un parallèle entre israélien et français, mais entre un membre d’une communauté religieuse confondue avec un citoyen et un autre citoyen d’un pays laïque de par sa législation, respectivement. Alors, oui, tout comme l’état d’Israël a pu imaginer, employer et banaliser l’oxymoron « colonie illégale », il a pu en faire de même avec « terrorisme non-violent »… Je vous invite à lire Chomsky pour mieux appréhender la falsification du langage employée par ce qu’il appelle des « États voyous ».
Nous arrivons à la fin de notre lecture :
Vous n’y trouverez pas non plus d’indignation sur la violation des droits de l’homme en Birmanie, en Chine, en Iran, en Corée du Nord, en Libye, en Tunisie et dans tant d’autres pays car l’indignation de Stéphane Hessel est à géométrie variable. Manifestement, sa boussole intérieure s’est bloquée sur ce pays honni. Par une ironie de l’Histoire, il a tenu à faire figurer en liminaire la reproduction de Angelus Novus, dans laquelle son premier propriétaire, le philosophe Walter Benjamin, un ami de son père, voyait « un ange repoussant cette tempête que nous appelons le progrès ». Et comme l’éditeur est obligé d’en indiquer la propriété, la présence de cette aquarelle de Paul Klee permet de faire éclater dès la première page la mention « Musée d’Israël, Jérusalem »… Ce qui doit passablement indigner l’auteur. Mais que ces détails n’empêchent pas les hommes de bonne volonté de s’indigner en reprenant en chœur le puissant slogan qui lui sert d’excipit : « Créer, c’est résister. Résister, c’est créer ».
Ce dernier passage est aux limites de l’outrancier (et je me demande s’il ne les dépasse pas, en fait). L’accusation d’antisémitisme à l’encontre de Stéphane Hessel est implicite… Je ne commenterai pas davantage ce passage : il est affligeant.
En conclusion… Que dire si ce n’est qu’il y a des façons beaucoup plus intelligentes, dignes et respectables de critiquer la pensée de quelqu’un, qu’on soit en accord ou en désaccord avec. Cette prétendue « critique » de la part de Pierre Assouline est regrettable et décevante au possible.
___
Notes :
- [1] : On écrit un titre entre guillemets. De plus, la forme de l’impératif demande l’emploi d’un trait d’union entre le verbe et le pronom personnel le suivant.
- [2] : Le mot « plutôt » est orthographié « p)luitôt » dans le billet originale de Pierre Assouline. J’ai conservé cette forme dans les cas où je le citais.
- [3] : Comme il s’agit des habitants de la bande de Gaza, l’orthographe correcte en français est Gazaouis.
Bonjour,
Je vous trouve et vous lis bien tardivement, et je le regrette. Votre écriture est limpide, et je vous trouve très attendrissante, de par vous nombreux ‘combats’, et je vous prie de croire que je vous ne l’indique pas ici dans un quelconque esprit de condescendance. Plutôt teinté d’admiration pour être sincère.
Je poursuis avec votre permission la lecture de vos publications; dont il me semble, sauf erreur, que j’en deviendrai rapidement un lecteur des plus assidus. Bonne chance pour la complétion de votre thèse.
E.