Le texte qui suit est une traduction en français de l’article Why Science Matters: A Scientist’s Apology, de Marcelo Gleiser qui m’a donné son accord pour la traduction et sa diffusion sur divers blogs francophones. J’ai beaucoup aimé ce qu’il a écrit et j’ai surtout apprécié la façon de le faire : la référence à « Ainsi parlait Zarathoustra » est directe et donne une force particulière à l’argument. Spéciale dédicace aux fans de Nietzsche, donc 😉
Nous trouvons des remèdes à une myriade de maladies seulement pour en découvrir de nouvelles et incurables; nous créons de nouvelles technologies censées nous rendre la vie plus facile et agréable, pour se retrouver en fait à passer au travail plus d’heures que jamais. Pire encore, la technologie avance si rapidement qu’il est pratiquement impossible pour la plupart d’entre nous de suivre, et un vaste « quart-monde technologique » est en train d’émerger, qui rappelle les migrants déplacés des régions rurales dans les villes médiévales.
Il y a un fossé croissant entre les générations : la population jeune communique par des moyens qui sont incompréhensibles et vides de sens pour les plus âgés. Nous pouvons envoyer un homme sur la Lune (ou pourrions, lorsque cela est politiquement utile), mais ne pouvons pas nourrir la majorité de la population mondiale. Nous consommons les ressources naturelles de notre planète avec un appétit inconscient, nourrissant notre avidité infinie de biens matériels sans regarder en arrière et voir la dévastation que nous laissons souvent derrière nous.
Et tout cela grâce à la « science » !
Ainsi va le credo du mécontentement. Maintenant, je dois revêtir la robe de l’apologiste des sciences et réfuter les accusations ci-dessus :
« D’abord et avant tout, la science ne promet pas de rédemption. La science est une invention humaine préoccupée exclusivement par la compréhension du fonctionnement de la nature. Il s’agit d’un ensemble de connaissances sur l’Univers et ses nombreux habitants, vivants et non vivants, accumulé à travers d’un processus d’essais et de raffinement constant connu sous le nom de la méthode scientifique.
« Ce que la pratique et l’étude de la science fournissent est un chemin de retour à la nature, une façon de nous réintégrer dans le monde qui nous entoure. Ce faisant, elle nous apprend l’essence de la nature – de l’inanimé à l’animé – et ses changement et transformation. Il nous enseigne que la vie et la mort sont intimement liées dans une chaîne cosmique de l’être.
« C’est la mort d’une étoile proche qui a déclenché la formation de notre Soleil où la vie est devenue possible dans au moins un membre de sa cour de planètes et lunes. S’il y avait de la vie près de cette étoile originelle mourante, elle a été détruite avec elle, de la même façon que la vie ici sera détruite lorsque notre Soleil explosera. Cette danse de création et de destruction est constamment en cours partout dans l’Univers, reliant nos histoires, nos vies et morts à une plus grande chaîne de transformation cosmique. Ainsi, chaque maillon est important, de ce que nous créons et détruisons durant nos vies jusqu’à ce que nous laissons derrière nous.
« La science ne peut offrir le salut éternel, mais elle offre la possibilité d’une vie libérée de l’esclavage spirituel d’une peur irrationnelle de l’inconnu. Il offre aux gens le choix de l’auto-émancipation ce qui peut contribuer à leur liberté spirituelle. En transformant mystère en défi, la science ajoute une nouvelle dimension à la vie. Et une nouvelle dimension ouvre plusieurs chemins vers l’accomplissement de soi. »
Ainsi parlait l’apologiste des sciences.
« Deuxièmement, la science ne détermine pas ce qui est à faire avec les connaissances accumulées : nous le faisons. Et cette décision tombe souvent entre les mains des politiciens qui, au moins dans une démocratie, sont choisis par la société. La responsabilité pour les utilisations les plus sombres de la science doit être partagée par nous tous : blâmerons-nous l’inventeur de la poudre à canon pour tous les morts dus à des coups de feu et des explosifs ou l’inventeur du microscope pour le développement de guerres biologiques ?
« Nous, les scientifiques, avons le devoir de faire comprendre à la société ce que nous faisons dans nos laboratoires et quelles conséquences, bonnes ou mauvaises, nos inventions peuvent avoir pour la société dans son ensemble. Mais il n’y a pas une telle chose comme les « scientifiques » comme un groupe qui partage un ensemble de valeurs morales ou de points de vue ou la responsabilité pour les usages et les abus de la science. Il y a, je voudrais croire, un ensemble commun d’objectifs de mieux comprendre le monde et notre place en son sein et, oui, d’améliorer nos conditions de vie et la santé. »
Ainsi parlait l’apologiste des sciences.
« Enfin, la science n’a pas trahi nos attentes. Pensez à un monde sans antibiotiques, ordinateurs, télés, avions et voitures – un monde dans lequel nous sommes tous dans les forêts et les champs, là d’où nous venons, vivant sans confort technologique.
« Combien d’entre nous seraient prêts ou disposés à le faire? Pouvez-vous vous voir vous-même vivant dans une grotte ou une hutte primitive, chassant pour vous nourrir, vous bagarrant sans cesse pour survivre? Il y a beaucoup d’hypocrisie dans la critique de la science et de ce qu’elle a fait pour nous et pour la planète. Nous avons tout fait nous-mêmes, par nos choix et par cupidité. Ce n’est pas en ralentissant la recherche scientifique ou son enseignement par la législation ou la censure que nous allons changer les injustices d’une société technologique ; c’est sûrement un billet aller simple pour le Moyen Âge.
« Ce qui est nécessaire est l’accès universel aux nouvelles technologies, le financement affirmé pour la recherche fondamentale et appliquée couplée à un vaste effort de vulgarisation scientifique. Seule une société bien versée dans les questions scientifiques sera en mesure de déterminer son propre destin, de la préservation de l’environnement aux choix moraux de la recherche en génétique et l’énergie nucléaire. »
[Ce texte est adapté à partir du livre The Prophet and the Astronomer: A Scientific Journey to the End of Time (W. W. Norton, 2002)]
Cette défiance de la foule par rapport à la science tient à beacoup de choses, pas seulement à « un sentiment de trahison, de promesses non tenues ».
Par son essence même la science est déstabilisante pour un public qui aprécie le réconfort de l’assurance d’un savoir catégorique, unilatéral et absolu. La Science n’est que doutes, conditionnalités et discussions. La notion même de « consensus scientifique » n’est pas facile à faire comprendre à tout le monde.
Mais le glissement de la confiance progréssiste qui a marqué le 20ème siècle vers cet défiance obscuranciste qui semble se répandre en ce début de 21ème siècle prend sans doute ses racines dans un changement de la nature du rapport entre la science et la foule.
La science ne cesse de se complexifier. Aujourd’hui plus personne ne peut se vanter d’avoir une « connaissance encyclopédique », la science est trop vaste. Pour atteindre la pointe d’un domaine, il faut un bon petit paquet d’années d’étude. Plus la science progresse, plus les fronts de ses développements s’éloignent du commun des mortels.
La foule ne comprend pas que plus on trouve de solutions, plus on a de problèmes (une image que j’aime beaucoup pour illustrer cela: « si on compare la science à une sphère qui grandit à mesure que l’étendue des connaissances augemente ; alors plus le volume de la sphère augmente, plus sa surface (les fronts de la recherche, plus prosaïquement : les problèmes) croît »).
La science et la technologie sont aujourd’hui omniprésentes. Nous n’avons plus (du moins ici, en occident) la possibilité d’y échaper à moins d’entreprendre une séparation, un éloignement du reste de la société. Cela est mal vécu, n’est pas accepté par certains, qui par faiblesse, fainéantise ou bêtise, jugent opportun de lui faire porter tout le mal de la Terre.
Économiquement, certaines industries « privatives » ont intérêt à ce que la foule ne soit pas curieuse, qu’elle ne cherche pas à « soulever le capot » pour pouvoir soit vendre un service de réparation « professionnelle », soit précipiter la mise au rebut (d’autant plus rapidement que l’outil est « obsolescent programmé »). « Mettre les mains dans le camboui (et a fortiori comprendre le fonctionnement du machin), c’est un truc de pauvre ou de radin. »
Politiquement, certains ont intérêt à ce que la foule soit maintenu dans un état d’ignorance propre à les laisser magouiller tranquillement dans leur coin (« pour le bien du peuple »). « Dormez bien, on s’occupe de tout! » est une autre formulation du concept.
Bref, il me semble que sur le vieux continent, pas mal de choses convergent vers une dépréciation de la curiosité et de la recherche de la vérité. Face à la complexité croissante de la vie (sans compter son accélération constante), une partie de la foule appelle à la simplicité, à un retour à un état « naturel » et rejette donc la science et sa petite soeur, la technologie qu’ils ne comprennent plus.
Paradoxalement, cette volonté de certaines élites d’abolir la curiosité et de prôner la simplicité abusive va peut-être mener la foule dans un obscurantisme si profond qu’il ne sera même plus profitable à ces élites… qui sait?
Ce manifeste est intéressant, surtout si l’on regarde sa conclusion (dernier paragraphe):
>“Ce qui est nécessaire est l’accès universel aux nouvelles technologies, le financement affirmé pour la recherche fondamentale et appliquée couplée à un vaste effort de vulgarisation scientifique. Seule une société bien versée dans les questions scientifiques sera en mesure de déterminer son propre destin, de la préservation de l’environnement aux choix moraux de la recherche en génétique et l’énergie nucléaire.”
Mais ce serait trop simple si les humains étaient capables de prendre en main leur destin en faisant des choix à long terme. Le commun des mortels navigue à l’aveuglette, voire « à vue », pour les mieux dotés. Et comme nous le confie la théorie des jeux, d’aucuns n’oserait parier sur l’honnêteté, l’éthique ou la moralité des autres, surtout à long terme.
Peut-être que des inconscients, à qui l’on n’aurait pas dit que ça ne servait à rien, pourraient tout de même réussir dans cette dure mais noble tâche… qui sait?
Je crois que vous avez échappé un point majeur qui fait la défaillance actuelle de la société post-moderne envers son « empathie » pour la « science », celle que l’imaginaire associe tantôt à l’expérimentation débridée d’un Frankenstein, tantôt à la supercherie de quelques apprentis.
Le pourquoi fondamental est que les gens ont perdu confiance non pas envers la science elle-même, mais les institutions qui la représente et sont supposé la défendre, qui se sont laissés tentés par la science appliquée, la recherche qui porte fruit (le brevet). Elle s’est laissée pervertir par l’appât du gain au profit de l’avancement des connaissances pour le bienfait de la société, sa qualité de vie. Et aussi dans un autre ordre d’idée par les scientifiques qui se font achetés par quelques lobbys et qui véhiculent une image déplorable de l’éthique scientifique.
Le commun des mortels n’a pas conscience que la science a un parcours très récent, qu’elle a su progressé rapidement parce qu’avec force elle a affrontée les dogmes religieux et philosophiques sur le terrain de la démonstration, pas seulement sur la base des postulats et des idées conceptuelles. Elle a apportée la lumière par l’observation nécessaire à la connaissance, par le développement de l’esprit critique, de la capacité de formulé des hypothèses fondées sur le raisonnement déductif tiré de la logique.
La science a vaincue non parce qu’elle avait raison, mais parce qu’elle a su rallier parmi la société le maximum de points de vue possible autour du principe de la raison objective et des faits vérifiables.
La science n’est pas non plus si impersonnelle, si rébarbative aux yeux des néophytes, son spectre de connaissance est encore limité par ses bases historiques et ontologiques, elle doit faire un énorme exercice de synthèse entre les différents domaines de recherche pour ne garder que l’essentiel tout en rejetant tout ce qui est redondant et superflu. Elle a encore beaucoup de chemin à faire au niveau de l’apprentissage, de la transmission des savoirs, de l’intégration conceptuelle des grandes découvertes sur le cerveau, le fonctionnement de la pensée, la mémoire et ses assises biologiques et environnementales.
La science ne sera jamais trop vaste ni trop complexe, son champ d’investigation est infini pas ses connaissances. Si elle semble être devenue indiscernable c’est qu’il y a beaucoup de savoirs superflu qui n’aide pas à sa juste compréhension. Tout savoir n’est pas bon, c’est à l’Homme de déterminé ce qui vaut la peine ou non d’être connu, pour faire avancer le champ de la science là où elle a le plus de chance de réussir et de satisfaire aux besoins des humains de vivre dans un monde compréhensible qui permet le partage et l’entraide.
Ce n’est pas à la foule de dire si oui ou non un savoir est bon ou pas, ce n’est pas elle qui trouve les solutions aux problèmes, elle fait partie autant de l’une que de l’autre. Les solutions ne sont que toujours temporaires, elles ne durent qu’un certain temps, elles ne s’adaptent pas au temps, les solutions qui durent empêchent l’épanouissement humain. Dire que les solutions génèrent leur lot de problèmes c’est faire preuve de mauvaise foi. Les problèmes n’apparaissent que parce que l’homme a fait les mauvais choix qui l’ont amené à « chercher » de nouvelles solutions.
Les solutions existent parce qu’elles offrent la possibilité de satisfaire à un ensemble de critères, pas pour boucher un trou qui explosera plus tard. Les solutions durables sont des chimères, l’univers est en constante évolution, et les solutions ne font qu’émerger naturellement pour satisfaire aux besoins des humains. Ce n’est pas l’humain qui s’adapte au monde, c’est le monde qui s’adapte à l’humain. La réalité s’accommode rarement des faits.
La Science est l’héritage de l’humanité à elle-même, un legs aux générations futures, on n’a pas le droit de l’utiliser pour satisfaire à ses propres fins.