J’ai lu : « Buzz », une histoire du sextoy

J'ai lu : "Buzz", une histoire de sextoys
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Avez-vous déjà cherché à connaître l’origine et les évolutions des jouets pour adultes ? Aussi appelés sextoys ou jouets sexuels, leur mention est quasi-systématiquement accompagnée de rires et d’incrédulité. Croyez-moi, je sais de quoi il retourne : j’ai entendu plein de blagounettes plus ou moins réussies avec mes confs sur la sécurité des sextoys connectés.

Il n’empêche que parler de sexualité est une chose normale. Il en va de même des pratiques sexuelles. Les sextoys font partie des pratiques, voire même peuvent revêtir une importance politique. Quelle que soit leur usage, cependant, l’évolution des pratiques en dit énormément sur les évolutions sociétales. Hallie Lieberman, journaliste et enseignante en Gender Studies à Georgia Tech, décrit l’histoire des sextoys en Amérique avec humour et subtilité.

Le sujet des sextoys est important à plusieurs niveaux. C’est un marché considérable ; en 2019, il s’agit de ~29 milliards USD, avec une projection de ~53 milliards USD en 2026. Pendant qu’on glousse, ça monte.

Au-delà de l’aspect financier, le sujet est intéressant d’un point de vue sociétal. En effet, la plupart des publicités sont clairement en direction de la population féminine. Ainsi, 65% des femmes célibataires aux US possèdent un vibromasseur. Je vous recommande la lecture de l’analyse ci-dessous, c’est extrêmement riche et bien illustré 👇

Mais est-ce que pour autant la masturbation est un sujet largement accepté aujourd’hui ? Oui, on markète ces jouets essentiellement en direction des femmes ; oui, celles sans relation sérieuse semblent en acheter davantage que celles dans le cadre d’une relation. C’est bon, on a fait la révolution sexuelle alors ? Je ne crois pas.

Sextoys, moral et hypocrisie

Et le livre de Hallie Lieberman n’y croit pas non plus. Il s’ouvre avec l’anecdote personnelle de l’auteure dont le premier job était vendeuse ambulante de sextoys. Comme sortie d’un film, la réunion Tupperware version dildo se dessine ligne après ligne. Franchement, dur de ne pas être intrigué-é par un livre qui commence avec les peurs de l’auteure de se faire arrêter par la police pour avoir fait des démos de vibromasseurs à une fête d’enterrement de vie de jeune fille. Eh oui, il y a beaucoup d’hypocrisie en Amérique : en 2004, au Texas, « les objets dont la visée première est la stimulation des organes génitaux humains sont prohibés par la loi ». (Les sextoys sont toujours interdits dans l’Alabama.)

Ainsi, les vendeuses décrivent leurs produits comme ayant une visée « artistique, éducative et scientifique ». Elles n’ont pas non plus le droit d’expliquer comment fonctionne réellement un vibromasseur… Résultat des courses, ça finit en charabia : « une fois que vous avez mis le vibro sur le capitaine du bateau, vous voudrez aller en haute mer tous les jours ! ». Dans un pays censé incarner la liberté individuelle, la moraline pue bien fort. Et pendant que les sextoys étaient interdits au Texas, le Viagra était remboursé par de nombreuses mutuelles ; son utilisation était même promue par le Sénateur Bob Dole.

Cette hypocrisie se confirme également quand l’auteure s’attarde sur le profils des acheteuses dans ces réunion Tupperdildo. Lieberman explique son attente d’être reçue chez des femmes « libérales », « dans des maisons décorées avec […] des reproductions de Frida Kahlo ». La réalité est tout autre : sa clientèle est le plus souvent composée d’épouses bien propres, bien réacs, qui votent Républicain, vont à la messe et sont fières de l’état de l’armurerie à la cave.

(C’était d’ailleurs assez drôle : je lisais ces pages dans le métro quand un monsieur, habillé tout en noir, est venu s’asseoir à côté de moi. Il a sorti un livre tout noir de son sac et s’y est mis avec attention. J’ai regardé de coin de l’œil : il y avait « SAINTE BIBLE » écrit sur la couverture en lettres dorées. J’ai entretenue l’idée sensiblement saugrenue de lui demander son avis sur ma lecture pendant quelques secondes, puis me suis ravisée.)

La couverture du livre. Oui, elle vous fait probablement penser à quelque chose de connu (hint: c’est fait exprès).

Le livre parle ainsi de l’histoire américaine des jouets pour adultes, des 1950 à nos jours. Suite à ces premières expériences pros et leurs contradictions, l’auteure a fait des sextoys en Amérique son sujet de thèse. Les changements culturels qu’elle décrit permettent de tracer la transformation des sextoys. D’un objet immoral, interdit, le sextoy devient une commodité faisant partie de la culture mainstream. L’histoire des jouets sexuels aux US est ainsi un ensemble d’histoires individuelles, entrepreneuriales, féministes et queer, transcendées par les perceptions de la sexualité des un-es et des autres.

Une histoire de société

La période couverte par le livre est des années 1950 à nos jours. Ce n’est pas un hasard : cette période voit évoluer les mœurs – et les jouets avec. Ils sont tour à tour des aides maritales, des symboles d’émancipation féminine, des outils de prévention HIV/AIDS, des enjeux économiques mainstream. On y trouve les protagonistes de chacune de ces transformations telles les créations raisonnées et respectueuses de Ted Marche. Ce ventriloque de métier fait de la production de sextoys une affaire familiale et révolutionne les mœurs. Malgré la concurrence du père Malorrus, Marche se maintient sur le marché pendant des décennies. De même, malgré une législation répressive, Marche finit par approvisionner les premières boutiques olé-olé physiques, The Pleasure Chest et Eve’s Garden.

Une affiche de prévention par Deutsche AIDS-Hilfe e.V. Le poster dit : « Chacun son truc. On ne sait pas ce que recommande le ministre de la Santé. On recommande que vous utilisiez vos godes et fouets avec un seul partenaire. » Image via Europeana, CC-by-NC 4.0

D’autres pionniers suivent : Betty Dodson, ardente féministe qui organise des ateliers d’initiation à la masturbation dans les 1960 (en faisant les démos elle-même) ; Dell Williams, qui fonde le premier sexshop par et pour femmes ; Gosnell Duncan, ingénieur paraplégique qui lance une ligne de sextoys pour les personnes handicapées après avoir découvert l’usage du silicone. Les personnes en situation de handicap sont les oubliées de la sexualité, le corps médical étant démuni face à cet aspect de leurs vies. Ces pionniers sont souvent en négatif des attitudes changeantes vis-à-vis de la sexualité. Buzz décrit ainsi les réticences, voire les conflits, entre différents courants féministes et la promotion d’une sexualité pour soi de la part des femmes.

Un coffret d’accessoires d’aide sexuelle du Japon (1930-1939), Wellcome Collection, Science Museum London. Image via Europeana, CC-by 4.0.

De façon simple et lucide, Lieberman écrit que « les sextoys absorbaient le sens que les personnes les promouvant leur donnaient ». Ainsi, ces jouets « ont toujours été politiques, mais le sens politique qu’ils ont était à prendre ». Par exemple, on (re)découvre le sens dont est investi le gode : pour beaucoup d’hommes hétérosexuels, c’est une menace (ils craignent de se faire grand-remplacer par l’objet, au XXI s. aussi). En effet, c’est logique dans une société construite sur la dépendance, économique et sexuelle, de la femme à l’homme.

A contrario, pour certaines lesbiennes, le gode est un symbole de renforcement du sexe hétéronormé. Pour elles, la pénétration est vue comme condition sine qua non de jouissance. Cette perception n’est pas compatible avec l’idée (souvent radicale) de libération et émancipation féminines.

La conquête de la connaissance de sa sexualité est ainsi sous-jacente aux changements sociétaux ayant façonné le féminisme de la 2e moitié du XX s. Ces changements ne se font pas dans un vacuum. L’essai « The Myth of the Vaginal Orgasm », écrit en 1968, sort officiellement en 1970. L’auteure Anne Koedt y affirme : la compréhension freudienne de l’orgasme féminin est dépassée et erronée. Le clitoris devient, pour elle, roi ; la pénétration devient optionnelle. Ainsi, des femmes n’ayant jamais joui par pénétration (avec leurs maris, sous-entendu) y arrivaient grâce à un vibromasseur. Cette déclaration fait exister le plaisir féminin solo, transformant ainsi la masturbation des femmes en acte politique.

Bien sûr, c’est loin d’en être fini : les tentatives de contrôler le corps des femmes sont toujours d’actualité. La prescription de médicaments permettant une sexualité sans douleur, notamment après la ménopause, se fait toujours sans être prise en charge par les mutuelles (aux US ; pour la France, je n’ai pas réussi à trouver énormément de détails, les moteurs de recherche s’intéressent surtout au remboursement du Viagra).

Mais le mélange de consumérisme et de sexualité n’est pas toujours réussi. Ainsi, au XXIe s., on continue à voir des objets sexuels dans la culture mainstream. Mais la revendication féministe en est absente. Dans « 50 nuances de Grey », vous savez, l’espèce de mauvaise comédie soi-disant BDSM, les sextoys sont montrés. Leur usage est, toutefois, au service des perceptions traditionnelles de la sexualité et des rôles genrés. Ainsi, l’homme riche et puissant les utilise pour initier à la soumission et dominer durablement une femme en position de fragilité sociale. Par conséquent, elle devient dépendante de lui pour sa jouissance. Au-delà de cet exemple (un parmi d’autres), le « gap orgasm » est une réalité.

Il reste encore bien de chemin à parcourir pour que le sujet de l’autodétérmination sexuelle, notamment féminine, arrête d’être un sujet. (Ne serait-ce que ce billet de blog risque d’être catégorisé comme problématique, par des gens et par des algoritmes pudibonds.) Entre Facebook qui censure les tétons féminins ou encore Zoom qui interdit la nudité, la route est longue pour parvenir à une perception de la sexualité détachée de la reproduction, la maternité/paternité, la monogamie ou même de l’hétérosexualité.


J’essaie de faire des fiches de lecture de certains livres que je lis. La précédente est ici :

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