Droits civiques, écoutes,… Une journée normale en Absurdistan

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Le 5 janvier 2011, l’ex-député et intellectuel bulgare Edvin Sougarev publiait sur son site svobodata.net (« la liberté », en français) un long questionnement sur l’utilisation que ses compatriotes font des droits civiques dont ils jouissent en tant que citoyens d’un pays membre de l’Union Européenne. Ce questionnement est provoqué par un précédent : un citoyen d’origine libanaise, résident en Bulgarie de façon permanente, a fait appel au droit européen pour réclamer des dommages et intérêts au parquet. Il a obtenu gain de cause et le parquet, jusqu’ici intouchable, est condamné à lui verser 1000 leva (500€).

Que s’est-il passé au juste ? Le monsieur libanais fait l’objet d’un procès pour infraction légère (utilisation illégale de marque commerciale) datant de 2007. Peu après le début du procès, il souhaite sortir du territoire bulgare car sa nièce doit être hospitalisée à l’étranger, mais on le lui interdit : le parquet ne le laisse pas sortir. Il fait appel, il gagne : une sortie du territoire bulgare n’est pas interdite par le Code Pénal bulgare dans le cas d’une infraction telle que la sienne. En revanche, cette sortie lui est permise pour une durée maximale de 3 mois. Il a donc décidé de demander un dédommagement financier, clause explicitement non prévue par la législation bulgare. Ses avocats ont donc fait appel à la législation européenne puisqu’en tant que résidant permanent bulgare, il y a autant le droit que les citoyens d’origine bulgare. Le parquet a tenté de faire porter le chapeau au Ministère des finances, mais la Cour d’Appel de Plovdid n’a pas cédé : le parquet est bien responsable des inconvénients créés et c’est à lui d’indemniser le monsieur.

Les questions que pose Edvin Sougarev sont nombreuses : pourquoi, si les Bulgares ont les droits civiques de l’UE, ils ne s’en servent pas ? Mais aussi alors, pourquoi si un citoyen peut traîner le parquet en justice, l’État ne le fait pas ?

Et il a raison. La Bulgarie est membre de l’UE depuis le 1er janvier 2007. De facto, la législation européenne l’emporte sur la législation du pays. Par conséquent, tout citoyen bulgare peut en bénéficier. Les cas où un citoyen pourrait faire appel à la justice de l’UE ne manquent pas : exemple flagrant avec les abonnements de téléphonie mobile qui sont renouvelés tacitement. Si vous souhaitez mettre fin à votre abonnement, vous devez soit envoyer une lettre avec AR pile un mois avant la fin de votre contrat, soit l’opérateur vous oblige de payer une amende de quelques centaines d’euros… Ces pratiques sont illégales au regard du droit européen. Pareillement, en fonction de votre lieu d’habitation — cela peut être dans la même ville — vous ne payez pas les mêmes prix pour les mêmes services, par exemple le chauffage. Encore une pratique enfreignant le droit européen. Et combien de personnes, à l’instar du monsieur libanais du début de notre histoire, ont été empêchées de sortir du pays pour ne pas avoir payé leur facture de chauffage ou d’électricité ?

Alors, pourquoi, depuis 2007 donc, ce seul précédent ? En effet : est-ce que les bulgares connaissent les droits (et obligations) qui sont les leurs en tant que citoyens de l’UE ? Et si tel est le cas, pourquoi ne s’en servent-ils pas ? L’art. 38 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE prévoit qu’« [u]n niveau élevé de protection des consommateurs est assuré dans les politiques de l’Union. » Ainsi par exemple, si 1000 personnes se rassemblent et formulent une action collective citoyenne, ils ont le droit d’être représentés par une équipe de juristes. Ils pourraient alors s’opposer aux pratiques dignes du féodalisme d’opérateurs de téléphonie mobile, chauffagistes nationaux et autres voleurs. Et je ne parle même pas du droit à l’association : une UFC-Que choisir en Bulgarie aiderait à résoudre pas mal de problèmes.

L’autre question, dramatique aussi, concerne la possibilité de l’État de traîner le parquet en justice. L’arroseur arrosé, en quelque sorte. Il est vrai que la justice bulgare après la chute du mur de Berlin a été tout sauf juste : Edvin Sougarev qualifie les innombrables entorses de traumatismes incurables pour les citoyens. Pendant la période de restructuration qui a suivi, le système judiciaire en Bulgarie a été impliqué dans un grand nombre de précédents, d’absurdités mêmes. Un procureur général avec des psychopathologies diagnostiquées. D’autres procureurs violant allégrement la loi et restant en poste malgré les suites judiciaires engagées à leur encontre par d’autres pays. Encore d’autres procureurs payés pour arrêter ou faire traîner des affaires pénales. D’autres formant des cas pour des crimes inexistants. Ou arrêtant des poursuites pénales pour des cas bien réels. L’ancien procureur général, Nicolas Filtchev, est mentionné par le Ministre bulgare de l’Intérieur en personne auprès du journaliste Jürgen Roth[1] comme associé à deux assassinats : ceux de son confrère et supérieur Nicolaï Kolev et l’avocate Nadejda Gueorgieva. Pour ce dernier cas, l’enquête patauge. Edvin Sugarev prévient à la fin de son billet qu’il enverra une lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur et si l’enquête continue à traîner, fera appel à la législation européenne pour gérer le cas du présumé coupable.

Pourquoi l’UE ne fait pas davantage d’efforts, de son côté ? Pas d’idée. S’agit-il donc d’un problème de culture, d’éducation ou d’information ? Je ne crois pas à la « mentalité », ce mot détestable fourre-tout, avec des relents nauséabonds de stéréotypisation à outrance. Que ce soit dans la culture bulgare de faire ci ou ça me paraît donc relever de la « mentalité ». Un problème d’éducation donc ? Avec 98,6% de lettrisme, autant dans la population masculine que dans la population féminine, et des standards éducatifs très hauts[2], je dirais que ce n’est pas ça non plus. D’information donc ? Cette idée m’apparaît plus raisonnable : selon Freedom House, l’indice de liberté de la presse en Bulgarie est de 34 pour 2010[3]. Le même Jürgen Roth dont je parlais plus haut est cité sur le blog À l’Est, du nouveau du Nouvel Obs’ : « Je n’aurais jamais pu imaginer un tel degré de désinformation ».

On finit de lire ce billet troublant et on se dit : demain est un autre jour, les choses seront peut-être meilleures. Eh bien, pas vraiment. Le site d’information e-vestnik (« e-journal ») fait écho de la déclaration du Premier Ministre, Boyko Borissov, auprès de la chaîne de télévision BTV : « il n’y a rien de mal à écouter les ministres, les vice-premiers ministres et chefs d’agences. Je suis quelqu’un de méfiant et je souhaite avoir le contrôle sur leurs actions. ». Et le site de rappeler : « La gouvernance de Borissov est devenue une farce. Il n’y a pas eu de telles écoutes même pendant le « communisme ». » Ce n’est pas tout, mais en plus, maintenant, contrairement à cette époque, il existe des lois sur les écoutes. En effet, les écoutes téléphoniques peuvent être ordonnées et exploitées uniquement sur demande du parquet et ordre de juge afférent et ce, pour « prévenir et résoudre des formes graves de criminalité au sens du Code de Procédure Pénale bulgare, lorsque les données requises ne peuvent être collectées par ailleurs ». Donc, cela voudrait dire que des ministres, vice-premiers ministres et chefs d’agences sont tous soupçonnés d’être coupables de graves crimes et délits… Soit-disant, des sources du parquet ont annoncé auprès d’un des quotidiens bulgares que ces écoutes sont ordonnées par eux, mais ne reste pas moins que, depuis déjà un an, les flics n’ont pas fourni ces matériels… Maintenant, on va voir si d’autres écoutes sont en cours. Mais pourquoi chercher davantage au lieu de demander au Premier Ministre à qui d’autre il ne fait pas confiance ? Ce sont pourtant des ministres qu’il a choisis lui-même, c’est un gouvernement qu’il a lui-même soumis au vote de l’Assemblée Nationale.

Ainsi s’achève une autre journée normale en Absurdistan.

Notes :

  • [1] : Jürgen Roth, un journaliste allemand et spécialiste de la thématique du crime organisé, s’intéresse beaucoup à la Bulgarie : en 2008, il a publié un livre, Les nouveaux démons bulgares, traitant de la relation des pouvoirs publiques avec la mafia. Ce livre lui a valu d’être traîné en justice pour diffamation par l’ex-Ministre de l’Intérieur bulgare, Roumen Petkov, décrit dans le livre de Roth comme le maître du réseau de production et trafique de drogues synthétiques en Bulgarie. Selon les infos dont dispose Roth figurant dans son livre, Roumen Petkov serait à la tête de tout le narcocartel d’amphétamines en partance de la Bulgarie vers la Turquie et le Moyen Orient.
  • [3] : Cet indice est de 23 pour la France pour la même période, 2010 ; 0 indique liberté absolue et 100 – aucune liberté. Voir Freedom House.

Image sous CC-by-NC 3.0